Le hautbois appelé « baroque », pour le différencier de son descendant actuel le hautbois « système conservatoire », est une adaptation destinée à la musique de chambre et d’orchestre du grand hautbois français, ou chalemie, qui se trouve précisément décrit dans un chapitre de l’Harmonie universelle, grande encyclopédie publiée en 1636 sous la plume de Marin Mersenne.
Le qualificatif « baroque » accolé à cet instrument renvoie à la période au sens large durant laquelle ce type de hautbois a été utilisé en Europe, soit une bonne centaine d’années, entre 1670 et 1775 environ. Le hautbois baroque, ou simplement hautboy si l’on garde le nom sous lequel il était le plus souvent désigné au XVIIe et au XVIIIe siècle, est un instrument à anche double contrôlée par les lèvres, de perce conique, comportant huit trous d’accord plus deux trous au pavillon (dits « évents ») ; le troisième trou et, dans la majorité des cas le quatrième sont redoublés de manière à permettre l’émission de certains demi-tons. L’instrument est divisé en trois parties avec un pavillon largement évasé dont l’orifice est le plus souvent constitué d’une bordure qui en diminue le diamètre.
Le hautboy comporte deux clés, une grande pour le do grave et l’autre pour le mi bémol ; celle-ci est souvent doublée sur le côté gauche de l’instrument pour permettre le jeu main gauche en bas, habitude fréquente à l’époque, la position main gauche en haut n’étant pas encore reconnue comme la règle ; cette alternative de position explique également la forme en aile de papillon de la grande clé, forme qui a subsisté même après la disparition, à la fin du XVIIIe siècle, de la clé de mi bémol à gauche. Le hautboy est construit surtout en buis mais aussi en ébène et même en ivoire pour les instruments les plus précieux.
C’est dans les milieux des musiciens et des facteurs d’instruments à vent gravitant autour de la Cour royale, à Paris et à St Germain, qu’une première adaptation du grand hautbois a vu le jour au milieu du XVIIe siècle. Il semble, d’après une lettre de Michel de La Barre écrite sur l’histoire des musettes et hautbois1, que des membres des familles Hotteterre et Danican Philidor, véritables artisans-musiciens, soient à l’origine de cette évolution de l’instrument.
C’est à cette époque que l’on voit apparaître à la cour une forme de hautbois à une clé qui semble directement issue du grand hautbois de Mersenne, mais qui porte des innovations décisives comme la division en trois parties, l’existence d’une clé unique protégée par un barrillet et la présence de moulures et de décorations proprement baroques qui rompent avec la tradition renaissance. Ces éléments sont nettement visibles dans les bordures d’une tapisserie des Gobelins intitulée l’Air2 datant des années 1660 et étudiée par Bruce Haynes dans un article où il fait ressortir le caractère innovant des hautbois représentés3. Il semble que ces instruments apparaissent à la fin des années 1640 et, selon toute vraisemblance, c’est la famille de ces hautbois à une clé qui prendra à la cour de France le nom de « cromorne », qu’il ne faut pas confondre avec le krummhorn des pays germaniques ou le tournebout des français, instrument à perce cylindrique, à bout recourbé et dont l’anche est enfermée dans une capsule4.
Sous l’influence de l’Italie et du nouveau style concertant, le goût musical de l’aristocratie et de la bourgeoisie urbaine est en train de changer à l’instigation de Mazarin qui fait représenter l’Ercole amante de Cavalli pour les fêtes du mariage de Louis XIV, et aussi d’un jeune intrigant italien, musicien de génie, Gian-Battista Lulli, qui s’acquiert durablement les bonnes grâces du roi.
1 On trouvera le texte de cette lettre dans la remarquable étude de Marcelle Benoît, Musiques de cour, Chapelle, Chambre, Ecurie, 1661-1733, Paris, éd. Picard, 1971, p. 457.
2 Tapisserie des Gobelins dite « d’Arazzo », l’Air, première tenture des « Eléments » de l’atelier de Jean Le Fèbvre d’après Charles Lebrun. Tapisserie présentée au prince de Toscane le 16 septembre 1669. Sienne, Palazzo Pubblico, Sala del Consistorio.
3 Haynes (Bruce), « Lully and the rise of the oboe as seen in works of art », Early Music, XVI, 1988, p. 324-337
4 Robin (Vincent), « Hautbois et cromorne en France aux XVIIe et XVIIIe siècles. Essai de clarification terminologique », Basler Jahrbuch für historische Musikpraxis XXVIII, 2004, p. 23-36. Voir aussi Haynes (Bruce), The eloquent oboe, Oxford University press, 2001, p. 37-45 et Boydell (Barra R.), art. « Cromorne », New Grove Dictionary of Music and musicians, vol. 6, p. 717
Les anciennes bandes de violons et d’instruments à vent, qui ne jouaient qu’en ensembles de timbres homogènes, se réunissent et se disciplinent pour former un ensemble au son nouveau : l’orchestre. Mais il faut pour cela que les hautbois, qui vont jouer avec les violons, puissent acquérir, tout en perdant leur timbre éclatant, la même souplesse que ceux-ci dans des domaines de jeu et de registre identiques.
Ce n’est qu’au début des années 1670 que l’on verra apparaître l’instrument à trois clés que nous avons décrit plus haut. Tel quel, le hautboy répond parfaitement à ce qui lui est demandé : un ambitus de plus de deux octaves avec une échelle chromatique complète, un bon équilibre des différents registres, la possibilité, sans altérer l’intonation, de jouer piano et forte, enfin un timbre qui allie précision d’émission, douceur et force. Le succès de l’instrument, aussi bien comme soliste que comme partenaire des violons à l’orchestre, est immédiat et foudroyant ; en quelques années, il se répand en France et dans toute l’Europe, aidé en cela par la révocation de l’Edit de Nantes en 1685, qui jette sur les routes de l’émigration en Europe du Nord (Angleterre, Pays-Bas, Allemagne) un très grand nombre de musiciens et d’instrumentistes huguenots français : comme quoi un acte politique malheureux peut involontairement contribuer au rayonnement culturel de la France.
Rompant avec la tradition d’anonymat de la facture d’instruments à vent de la renaissance, les facteurs, tout en continuant à fabriquer les hautbois de Poitou et musettes, commencent à signer leurs nouveaux instruments ; les premières signatures de membres de la grande famille des Hotteterre issue du village de la Couture-Boussey en Normandie se voient sur des flûtes traversières, des hautbois et des flûtes à bec à l’extrême fin du XVIIe siècle. Un des plus anciens hautboy conservé (il se trouve au Musée de Berlin) est signé du facteur parisien Dupuis ; il garde des caractères archaïques comme la présence d’un boîtier (barrillet) pour la protection des clés. Au début du XVIIIe siècle, d’autres noms de facteurs apparaissent comme Pierre Naust, Jean-Jacques Rippert ou Jean Hannès Desjardins qui était par ailleurs hautboïste à la Grande Ecurie. Un centre de facture important se développe à Paris à partir des années 1720 avec l’atelier de Naust-Delerablée et celui de Charles Bizey, puis un peu plus tard Villars, Gilles Lot, Thomas et Martin Lot.
A partir du modèle français, le hautboy se développera dans chaque pays avec sa spécificité propre, eu égard notamment au diapason, très variable en fonction des lieux et des périodes. En Angleterre, le hautbois baroque se fait entendre dès les années 1670 avec des musiciens français comme Jacques Paisible. Peter (Pierre) Bressan, qui fabriquait des hautbois et des flûtes à bec à Londres à la fin du XVIIe siècle, était un émigré français. C’est en 1691 que Thomas Stanesby s’installe à Londres comme facteur ; son fils Thomas Stanesby jr commence en 1713 et succède à son père en 1734. En Allemagne, Nuremberg est le premier centre de facture pour les nouveaux instruments à vent français avec Christoph Denner et Johann Schell dans les années 1690 puis Jacob Denner, fils de Christoph, à partir de 1707. A la même époque, Joannes Maria Anciuti s’installe à Milan. A Amsterdam, on peut citer Richard Haka qui est à l’origine d’une importante école de facture avec entre autres Coenraad Rijkel, Jan van Steenbergen et Abraham van Aardenberg.
C’est vers 1750 que le hautboy se met à évoluer rapidement sous l’influence conjuguée des changements dans les goûts musicaux, et des exigences des compositeurs et des instrumentistes ; une perce plus étroite, des parois plus minces, des trous d’accord plus petits donnent à l’instrument une sonorité fine et claire, et un ambitus qui s’accroît considérablement dans l’aigu (jusqu’au fa et au sol 4). Si les niveaux moyens de diapason restent très bas en France dans certains lieux spécifiques comme l’Opéra, ils montent cependant progressivement dans d’autres lieux et se stabilisent entre 425 et 435 Hz vers la fin du siècle.
Cette évolution de la facture est perceptible dès les années 1740, et se fait sentir en Italie où le facteur de Turin Carlo Palanca, poussé par de grands virtuoses comme Bissoli et les frères Besozzi, développe un modèle de hautbois à la perce plus étroite permettant une plus grande agilité et un accès facile aux notes les plus aiguës. Même évolution en France où les hautbois, toujours bas et longs de Bizey, Gilles et Thomas Lot annoncent cependant dans leur facture les instruments classiques de la fin du siècle signés de Prudent, Delusse et Amlingue.
C’est à Dresde, en Allemagne, que les deux facteurs Augustin Grenser et Jakob Grundmann, suivis de Heinrich Grenser (neveu d’Augustin) et Floth, mettent au point un modèle « classique » qui sera joué dans toute l’Europe jusque vers 1815. La plus grande mobilité des musiciens et des solistes a conduit les facteurs, surtout en Allemagne et à partir de 1760, à concevoir des hautbois avec plusieurs têtes (« Muttationen ») de longueur différentes permettant aux instrumentistes de s’adapter aux diapasons locaux dans la limite d’un intervalle d’un demi à trois quarts de ton. L’adjonction de clés supplémentaires ne se fait que lentement, sans altération d’un système acoustique qui reste le même que celui qui prévalait à l’époque de Bach ; c’est ce hautbois, dit « classique », qui sera encore joué dans l’orchestre lors de la première de la Symphonie héroïque de Beethoven en 1803. L’évolution s’accélère à partir des années 1810 sous l’influence de facteurs comme les membres de la famille Triébert en France, Floth, Golde et d’autres en Allemagne et en Autriche. A partir de 1850, la révolution acoustique du système Boehm signe la fin de l’ancien hautbois.
Marc Ecochard, février 2018